LA PREMIÈRE SUPER-HÉROÏNE DE COMICS ET SON ÉTRANGE CRÉATEUR !
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L’Histoire de la bande dessinée américaine fourmille d'anecdotes plus ou moins inattendues, mais l’histoire que je vais vous raconter compte incontestablement parmi les plus bizarres qu’il m’ait été donné d’entendre. Aujourd’hui, on parle de Fletcher Hanks et de ses créations à la limite du surréalisme…
Avec la sortie du premier numéro de Action Comics en 1938, la bande dessinée américaine connaît un véritable cataclysme. Superman, le premier super-héros moderne, est un succès éditorial instantané et le format comic book s’impose définitivement dans les kiosques. Si les créateurs de l’Homme d’Acier, Jerry Siegel et Joe Shuster, auront bien du mal à faire reconnaître leurs droits sur le personnage et la pléthore de produits dérivés qui en seront tirés, ils n’en sont pas moins à l’origine d’une tendance qui va faire des émules. Les gamins veulent des justiciers costumés dotés de super pouvoirs ? Et bien, on va leur en donner ! En l’espace de quelques semaines, tous les éditeurs ou presque se mettent à commander aux artistes qui travaillent pour eux des histoires de super-héros. Et si Batman, Wonder Woman, The Flash, Captain Marvel ou Namor the Sub-Mariner sont parvenus jusqu’à nous, parfois au prix de changements drastiques, vous vous doutez bien qu’une bonne partie des créations de l’époque n’ont pas connu la même longévité. Si Black Cat, Green Lama, Doll Man, Black Terror ou Blue Bolt n’ont pas autant marqué l’histoire des comics que Captain America ou Green Lantern, et ce malgré quelques tentatives isolées de les réanimer, il existe d’autres personnages, bien plus exotiques encore, que le grand public a totalement oublié aujourd’hui.
Parmi les proto-super-humains des comic books, la justicière Fantomah est tout à fait remarquable. Apparue dans Jungle Comics #2 en février 1940 sous la plume d’un dénommé Barclay Flagg, chez l’éditeur Fiction House, Fantomah est parfois considérée comme la véritable première super-héroïne, devançant ainsi la célèbre Wonder Woman de William Moulton Marston et Harry G. Peter, apparue dans All-Star Comics #8 en octobre 1941. Cette réputation reste largement sujette à débat, étant donné que Fantomah n’est ni la première protectrice de la jungle ; Rima the Jungle Girl étant apparue bien avant elle ; ni la première à posséder sa propre série, ce titre revenant à Sheena, Queen of the Jungle ; ni le premier personnage féminin à posséder un semblant de super pouvoirs, L’Oiselle du français René d’Anjou ayant pris son envol dès 1909. Si Fantomah peut prétendre à ce statut, c’est parce qu'elle est le premier personnage féminin apparu directement dans une bande dessinée américaine à englober plusieurs caractéristiques super-héroïques, comme des pouvoirs surhumains paranormaux ou une transformation physique comparable à une sorte d’identité secrète. Bien que ses aventures ne soient pas précisément localisées, l’héroïne défend son royaume, très largement fantasmé, de pilleurs occidentaux malintentionnés, abattant son courroux sur ceux qui voudraient profaner son sauvage sanctuaire.
À la découverte des surprenantes aventures de Fantomah, on serait en droit de se demander pourquoi son créateur, Barclay Flagg, n’est pas resté dans l’histoire comme Jack Kirby, Stan Lee, ou Will Eisner. Et bien, tout simplement parce que Barclay Flagg n’existe pas. Il s’agit en fait de l’un des nombreux pseudonymes utilisés par l’un des plus mystérieux auteurs de comics du XXe siècle : Fletcher Hanks. Pendant des décennies, Fletcher Hanks est resté l’une des plus grandes énigmes de la bande dessinée américaine, jusqu’à ce que l’auteur Paul Karasik ne se lance dans une incroyable enquête qui l’a mené jusqu’à rencontrer le fils du dessinateur, Fletcher Hanks Jr., au début des années 2000. Ainsi, tout ce que l’on sait, ou presque, de Fletcher Hanks est issu du témoignage de son fils. Né en 1887, Fletcher Hanks grandit à Oxford, dans le Maryland, dans un environnement rude et violent. Gâté par sa mère, qui lui paie des cours de dessin par correspondance, Fletcher gagne sa vie en peignant des fresques chez de riches clients du coin, mais dépense tout son argent dans l’alcool, au détriment de sa famille, allant jusqu’à participer à des beuveries qui s'avérèrent mortelles pour certains de ses camarades de boisson ! Mari violent et père de quatre enfants, Hanks abandonne le domicile conjugal vers 1930, dérobant au passage les économies de son fils de 12 ans...
Fletcher ne refait surface qu’en 1939, en tant que dessinateur de comic book et créateur de Stardust, chez Fox Features Syndicate. Stardust the Super Wizard, apparu dans Fantastic Comics #1 en décembre 1939, met à l'amende pratiquement tous les autres super-héros de la bande dessinée américaine. Personnage mesurant au moins deux mètres cinquante de haut, omniscient, omnipotent, invulnérable, et doté d’une interminable liste de super-pouvoirs défiants toutes les lois de la physique, s’allongeant au fil des épisodes selon les envie de Hanks, ce surhomme venu d’une lointaine planète apparaît dans le ciel pour venir faire triompher la justice dans un monde gangréné par la trahison et la corruption. Dès les premiers épisodes de Stardust, on voit en filigrane les différentes obsessions de Fletcher Hanks, à travers des thématiques qui reviendront inlassablement dans pratiquement chacune de ses histoires : sa véritable fixation autour de la figure du traître ; qui porte généralement ce vice jusque dans ses traits physiques, à la limite de la difformité ; mais aussi la punition impitoyable et systématique de ces derniers par un justicier tout-puissant. Les univers développés par Hanks, sous couvert de pas moins d’une dizaine de pseudonymes, sont un mélange d’extravagance régressive et de concepts pseudo-scientifiques paradoxalement en avance sur leur temps. Ainsi, son univers de science-fiction très pulp, ouvertement inspiré du Flash Gordon de Alex Raymond, présente autant d’appareils de télécommunication avant-gardistes que de martiens grotesques, tout droit sortis d’un cartoon.
Ceci est particulièrement visible dans son autre création présente au sommaire du premier numéro Fantastic Comics, Space Smith, qu’il signe cette fois-ci sous le nom de Hank Christy. Un aventurier de l’espace, accompagné de son assistante Dianna, qui vit diverses aventures plus ou moins hallucinées dans un cosmos totalement chimérique. Il utilisera une recette très similaire pour son personnage de Whirlwind Carter, dans Daring Mystery #4, en mai 1940 chez Timely Comics, qui bien que n’ayant eu droit qu’à deux aventures, a tout de même la particularité d’être considéré comme un personnage de l’univers Marvel. Parmi les autres héros de Fletcher Hanks, on compte Big Red McLane, apparu dans Fight Comics #1 en janvier 1940, et dont il signe alternativement les épisodes Chris Fletcher ou Charles Netcher, une série mettant en scène des bagarres de bûcherons, sans doute assez proche de l’ambiance de sa vie à Oxford. Ici, il est de nouveau question de traîtrise et de brigandage, mais dans le monde du bûcheronnage qui, convenons-en, est assez inhabituel dans les comic books. Toujours en janvier 1940, Hanks, sous le pseudo de Henry Fletcher, dessine Tabu, Wizard of the Jungle, dans Jungle Comics #1, une sorte de proto-Animal Man, capable d’imiter les animaux. On retrouve plusieurs similitudes entre Tabu et Fantomah, dont la première aventure est publiée le mois suivant. Pinacle de l’exotisme : dans le deuxième numéro de Planet Comics, en février 1940, on découvre l’unique épisode de Tiger Hart, un guerrier vivant sur Saturne, une planète qui se révèle être similaire à la Terre au Moyen-Âge. Là encore, le décor est aussi fantastique que fantasmé, gloubi-boulga de mythes chevaleresques et de fantasy pulp.
Parfois comparés à de l’art brut et empreints de surréalisme, sans pour autant pouvoir être rattachés à ce courant, mais aussi influencés par Chester Gould, le créateur de Dick Tracy, les travaux de Fletcher Hanks sont facilement reconnaissables grâce à son style graphique si particulier, ce qui aura justement permis de les regrouper, malgré ses multiples alias. Si son trait peut être jugé naïf et très cru, Hanks a pourtant suivi une formation au cours de laquelle il a démontré son talent pour le dessin. On peut donc supposer que le rendu visuel de ses productions n’a rien d’un hasard. Sans doute pensait-il, en partie à raison, que ces bandes dessinées s’adressaient aux enfants, et donc qu’elles devaient être simplistes pour être comprises par les plus jeunes. Il en va de même pour ses récits, souvent alambiqués, dans lesquels il expose une vision très personnelle des châtiments qui doivent être réservés à des malfaiteurs dont la fourberie n’a souvent d’égal qu’une manifeste débilité. Les méchants sont des traîtres perfides qui n’ont pour seule motivation que la destruction du monde ou l’enrichissement personnel, tandis que les héros sont des êtres supérieurs invincibles, quasi-divins, fléaux implacables anéantissant les scélérats, non sans les avoir humiliés au passage. Il est intéressant de souligner que Fletcher Hanks faisait tout lui-même, du scénario à la colorisation, avec un rythme de travail visiblement soutenu, et rendait ses travaux dans les temps, ce qui plaisait bien évidemment beaucoup aux éditeurs.
On aurait pu croire que l’artiste derrière la première super-héroïne de la bande dessinée américaine était un homme conscient des problèmes de son temps, mais, à en croire le témoignage de son fils, Fletcher Hanks était un sale type. Après un dernier épisode de Stardust, dans Big Three Comics #2, paru durant l’hiver 1941, il disparaît du jour au lendemain de l’industrie des comic books, exactement comme quand il avait abandonné sa famille des années auparavant. S’il subsiste quelques traces de ses activités à Oxford à la fin des années 1950, on ne sait pratiquement rien du reste de la vie de Fletcher Hanks, retrouvé mort de froid en 1976 sur un banc public à New-York. Passé de vie à trépas dans la solitude et la misère, Hanks a peut-être finalement été lui-même victime de la fatalité qui s’abattait sur les crapules que combattaient ses héros.
Considéré par certains comme le “Ed Wood des comics”, avec seulement une cinquantaine d’histoires à son actif, Fletcher Hanks, ou Barclay Flagg, ou Henry Fletcher, reste un artiste dont les travaux, remplis de colosses surpuissants et de vilains difformes, témoignent d’une époque où il n’existait aucune norme, ni pratiquement aucun code, pour les comics de super-héros. Il en résulte des illustrés primitifs, aussi cruels que candides. Le tardif regain d’intérêt pour ses travaux ; initié notamment par Jerry Moriarty, professeur à la School of Visual Arts de New-York et grand collectionneur, puis par Art Spiegelman, qui a réédité une histoire de Stardust the Super Wizard dans sa revue RAW en 1980 ; a mené l’artiste Paul Karasik à approfondir le parcours de Fletcher Hanks et à compiler son œuvre au cours d’un fastidieux travail de recherche. L’absence de témoins survivants de l’époque et la carrière éclair de Hanks, auxquels il faut ajouter le peu de souvenirs que Fletcher Hanks Jr. avait de son père, n’ont pas facilité sa démarche, mais Karasik est parvenu à publier plusieurs ouvrages chez Fantagraphics, en 2007 et en 2009, puis Turn Loose Our Death Rays and Kill Them All ! The Complete Works of Fletcher Hanks en 2016, disponible en français aux éditions Actes Sud, qui m’a été très précieux pour vous raconter cette histoire.
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